De la pierre brute à la pierre cubique à pointe ou bien l’inverse ?

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De la pierre brute a la pierre cubique à pointe ou bien l’inverse ?

Les symboles ont plusieurs interprétations possibles, c’est selon le niveau de conscience de celui qui les interprète. On peut leur faire dire beaucoup de choses, mais on ne peut certainement pas leur faire dire n’importe quoi. Il y a tout de même une trame, une ligne directrice, un langage. Et pour que chaque maçon puisse l’interpréter selon ses propres moyens, il existe pour ce langage plusieurs accents. Je me suis toujours posé la question de savoir pourquoi j’étais à des années-lumière de l’interprétation que certains se font de tel ou tel symbole. Et comme une lampe qui s’éclaire vous permet ainsi de sortir de la pénombre, j’ai enfin compris. Hormis plusieurs accents, il y a aussi plusieurs langages, aussi si l’on veut pouvoir discourir ensemble il nous est nécessaire d’utiliser la même planche à tracer.

La franc-maçonnerie est une voie qui possède, au même titre que toutes autres philosophies, traditions ou religions, une lecture à plusieurs niveaux. Celle qui s’offre à nous en évidence et en caractère gras, c’est une lecture simpliste, accessible à tout un chacun, accessible même aux quidams profanes qui se disent encore et toujours que cette simplicité doit bien cacher quelques secrets.

La deuxième lecture est une lecture un peu plus ésotérique et c’est celle que j’ai choisie. Non pas que je considère être plus apte que certains ou que je sache lire entre les lignes, mais parce que c’est cela que je recherche, et cela je le recherchais bien avant d’entrer en franc-maçonnerie. J’ai fui la religion, car elle est trop dogmatique dans ses explications et les discours trop compliqués dans la narration des paraboles. Je suis heureux d’avoir trouvé en franc-maçonnerie une voie qui me correspond mieux, certainement aussi parce que je suis un maçon opératif. Dans cette voie initiatique, les symboles et le rituel révèlent un autre langage. Je vais essayer au travers d’un exemple de vous le faire partager. À cet effet, j’ai choisi la pierre brute et la pierre cubique à pointe, car la connaissance est une énergie qui doit librement circuler, au risque pour celui qui la conserve égoïstement de ne plus en être abreuvé et pour celui qui aurait pu en bénéficier fraternellement, une chance ratée de se voir ouvrir une nouvelle fenêtre.

Depuis toujours, l’apprenti est associé à la pierre brute. Pierre brute qu’il doit tailler à l’aide des outils qu’il a à sa disposition. Il lui est demandé de dégrossir cette pierre à l’aide du maillet et du ciseau, d’en enlever toutes les aspérités afin de la préparer à une forme future. Forme que l’on souhaite la plus parfaite possible. S’aidant de l’équerre, il la corrigera et profilera les arêtes. Et après l’avoir jaugée et comparée aux autres, il pourra alors parfaitement l’intégrer dans l’édifice. Au fur et à mesure de son travail, ses gestes seront de plus en plus précis, la taille de plus en plus fine, la pierre de plus en plus polie et bla-bla-bla et bla-bla-bla.

J’arrête là, car ce discours vous l’avez entendu et lu des dizaines et des dizaines de fois. De manière allégorique, c’est l’homme qui souhaite s’améliorer pour vivre le mieux possible son statut d’homme et travailler à réaliser la fraternité universelle. Cette voie, bien que considérée comme utopique, concerne le plus grand nombre. Utopique, car c’est comme si l’on demandait à une pomme d’en aimer une autre, ou bien d’aimer une orange ou un abricot, pour le simple fait que tous ces fruits sont des fruits et par conséquent qu’ils doivent s’aimer les uns les autres. Comment pourraient-ils le réaliser ? L’utopie fait partie du labyrinthe. Elle est une excuse qui dispense d’avancer sous prétexte que l’horizon recule au fur et à mesure que l’on avance. Sous couvert d’utopie, de tolérance, de liberté de conscience, il se pratique de tout, et en se rangeant du côté du plus grand nombre, il se pratique surtout du n’importe quoi. On pense à travers le cerveau et les écrits d’un autre, et on répète ou l’on enseigne les mêmes âneries.

En ce qui me concerne, j’attribuerai symboliquement à l’apprenti la pierre cubique à pointe. Je m’en explique. Pour commencer, l’emplacement de la pierre brute dans le temple fait que celle-ci est invisible de la colonne du septentrion, et ne se présente à ses yeux que la pierre cubique à pointe. La pierre brute n’est visible que de la colonne du Midi, donc aux yeux des compagnons. Ensuite, la forme de la pierre cubique à pointe n’est pas sans nous rappeler le tablier des apprentis et le hasard faisant bien les choses, notre pierre brute dans le temple rappelle bien celui des compagnons. Mais de surcroît, la pierre cubique à pointe n’a pas une forme propice à l’élévation d’une construction. Certes, elle est finement taillée, mais à quoi peut-elle bien servir dans l’édification du temple ? Sa forme même l’exclut de l’édifice. La pierre cubique à pointe en l’état ne sert à rien. Elle est figée dans une forme orgueilleuse et narcissique qui ne peut servir qu’une pseudo-esthétique. Elle n’a de raison d’être que pour ce qu’elle représente et non pour ce qu’elle est.

Elle brille dans la sphère de la forme et du paraître. C’est une pierre jet set. Mais sur le chemin initiatique, on sait bien que l’esthétique ou l’apparat n’ont aucune importance ? Et c’est bien la destruction de celle-ci qui nous est suggérée par la hache quand elle est fichée en son sommet. La hache incite à se libérer de l’asservissement à la forme et à aller au-delà de l’apparence première, en cherchant au plus profond de soi-même sa réelle identité. Le travail de l’apprenti consiste selon moi, en premier lieu à supprimer cette pointe, à supprimer toutes ces prétendues caractéristiques qui le distinguent tant et qui l’empêchent de se considérer ou de considérer les autres sur l’égalité du niveau le plus parfait. S’il arrive sincèrement par ses recherches à réaliser l’inutilité de cette pointe, il pourra alors baisser la bavette de son tablier pour s’engager sincèrement sur la voie initiatique. Il saura ce qu’est la petite lumière, et il saura également qu’il ne saurait faire l’économie d’une mort prochaine. Mort toute symbolique, car il ne s’agit de tuer personne et encore moins de se suicider, mais de mourir symboliquement aux préoccupations ordinaires humaines et cela ne se fera que dans le combat.

Il nous est précisé également dans certains rites et à juste titre qu’en guise de pierre brute nous ne pouvons utiliser un caillou ordinaire considéré comme informe. Il nous faut une pierre qui soit préalablement taillée. Certainement pour nous faire comprendre que ce que l’on considère comme ordinaire, n’est en fait que le stade que l’on doit atteindre une fois que l’on s’est débarrassé de tous ces oripeaux qui constituent notre fausse identité. Atteindre bien entendu de manière compréhensive, car comment pourrions-nous atteindre ce que nous sommes déjà. Dans cette lecture, le maçon sait qu’il n’a jamais été initié. On ne lui en a fait entrevoir qu’un avant-goût, seules ses émotions sont tombées sous son charme. Mais il sait aussi que le rituel et tous les symboles concourent pour qu’il s’initie lui-même. La pierre brute n’est pas dans le temple, au sens où on l’entend. Il y a la pierre cubique, que j’attribuerais au compagnon, et la pierre cubique à pointe, que j’attribuerais à l’apprenti. Quant à la pierre brute, si elle devait être là, je l’attribuerais au maître.

Cette régression, de la pierre taillée à la pierre brute, c’est le chemin vers la liberté. Le caillou ordinaire dénommé pierre brute est totalement libre. N’ayant pas de forme, la pierre brute possède toutes les formes. N’étant rattachée à aucune architecture, elle les possède toutes. N’ayant aucun objectif, tout lui est possible. La pierre cubique à pointe est une pierre taillée qui n’est qu’une banale œuvre humaine. Elle est à la fois très proche en son essence de la pierre brute, qui est materia prima et à des années-lumière en sa forme. Pour l’initié, la forme est restée dans le cabinet de réflexion avec la terre et il a découvert dans sa lente ascension que ce qui anime sa forme, c’est le sans forme, et ce, par trois fois.

Par l’eau, l’air et le feu qui sont le sang, le souffle et la flamme. Ces trois éléments sont sans forme, contrairement à la terre qui elle, représente la matérialité et par conséquent, l’homme. Seul le maître peut devenir un initié, car sa conscience est devenue sans forme. Il n’est plus humain au sens où on l’entend. À l’instar du Canada Dry comparé à l’alcool, on peut dire qu’il en a la forme et tous ses aspects, mais en même temps, il est tout à fait différent. Car au-delà du fruit, il est la branche. Au-delà des branches, il est l’arbre et au-delà de l’arbre, il est la vie. Tout cela, il l’est et plus encore, et par cela il peut aimer tous les fruits aussi différents soient-ils à ses yeux. Il les aime, car il est tout cela. Le fruit n’a certainement pas conscience de l’arbre, mais l’arbre a assurément la conscience de tous ses fruits.

Connais-toi toi-même, nous dit le miroir, et à partir de là tu verras la pierre brute, et tu sauras qu’il n’y a rien à faire si ce n’est de s’en persuader.

J’ai dit                                                                                                                                                            François LINDO-DIEZ                                                                                                                              Avril 2010