Franc-maçonnerie Livre
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La pierre brute est à la franc-maçonnerie ce qu’une toile vierge est au peintre, un support où doit s’imprimer la beauté.

L’initié devient apprenti, il apprend par là même qu’il est pierre brute. On lui a dit qu’il allait devoir tailler et polir sa pierre, supprimer toutes les aspérités, afin que celle-ci trouve sa place dans l’édifice. Mais si au départ on lui a dit quelle sorte de pierre il était, à savoir une pierre brute, on s’est bien gardé de lui dire quelle place elle aurait à prendre dans l’édifice, car c’est à lui seul de décider, et de la forme et de la taille à pratiquer.

Souhaite-t-il devenir pierre de soubassement, bas-relief, fronton, ou encadrement, colonne, clé de voûte, mais encore, gargouille, ardoise ou bien, colombe sculptée ailes déployées posée tout au sommet ? Il est vrai que l’on ne peut guère trouver meilleur symbole que la colombe en pierre blanche finement taillée, qui est de plus placée au sommet de l’édifice, dominant ainsi, le regard tourné vers le soleil toutes les contingences du monde. C’est une image bien tentante. Mais il ne faut pas se leurrer, les symboles ont autant d’interprétations possibles que les facettes d’un miroir brisé.

Le profane nouvellement initié est déjà colombe, mieux il n’est que colombe, et c’est bien cet état qu’il lui faudra modifier. En effet, il est une pierre de constitution fragile, finement taillée par les idées reçues et les préjugés de toutes sortes. S’il a été purifié pendant son initiation par l’eau, l’air et le feu durant ses trois voyages, c’est uniquement pour les lui présenter, mais qu’il ne pense pas une seule seconde pouvoir les maîtriser, parler d’égal à égal. Exposé en première ligne aux intempéries, les éléments sur lui vont se déchaîner, l’éprouver.

Il va faire plus ample connaissance avec l’eau, mais au travers de pluies diluviennes qui vont le détremper jusqu’aux os et le glacer, pour lui rappeler que s’il veut progresser il va devoir se mouiller. Il va faire plus ample connaissance avec l’air, mais au travers de tempêtes qui vont le déstabiliser et le secouer comme une girouette au sommet d’un clocher, pour lui apprendre à remettre en question ses plus profondes certitudes. Faire plus ample connaissance avec le feu, mais au travers de la foudre et des brûlures d’un soleil d’août, qui vont le dessécher pour lui apprendre à maîtriser ses passions.

Pensez-vous qu’il résistera longtemps à un tel traitement ? Il regrette peut-être déjà de se retrouver là, seul face à lui-même, rutilant de certitudes et de préjugés, grimé de son plus beau masque qu’il ne souhaite quitter. Certains n’y résistent pas et choisissent de s’envoler, de quitter l’édifice tels les rats qui quittent le navire. Ils pensaient certainement pouvoir briller à moindres frais, sans payer de leur personne. Mais celui qui résiste et qui va au-delà des apparences se rend compte que la meilleure des places n’est pas toujours celle que l’on croit et dès qu’il lève une partie du masque, celui-là même qui le représente aux yeux des autres meilleur et différent que ce qu’il est réellement, il se modifie ; il diminue ses prétentions, il descend d’un cran.

Ce n’est pas énorme un cran, mais il se dévoile un peu, mettant à nu un peu sa personnalité et cela c’est déjà un premier pas d’honnêteté. Ayant quitté son statut de colombe il est alors moins exposé, quelqu’un d’autre a pris sa place, et les éléments sur lui vont se déchaîner. Résistera-t-il ou bien s’envolera-t-il ? On compatit, on l’encourage, car qui mieux que nous peut savoir ce qu’il subit. Mais ce sera à lui seul de décider et de résister. Son travail, sa persévérance et son assiduité l’on fait avancer d’un cran. Il est un peu plus fort, un peu moins fragile, un peu plus gris aussi, car sa blancheur initiale a elle aussi pâti des intempéries.

Quelques préjugés sont tombés, il se connaît un peu mieux, il souhaite faire confiance. L’eau, l’air, le feu ne sont pas encore ses amis mais ils sympathisent. Il n’est plus seul, il a expérimenté durement la solitude de l’individualité et c’est sans aucun regret qu’il la rejette aujourd’hui au profit du groupe. Il devient alors ardoise. Il s’efface un peu, mais il y gagne largement au change. Les éléments l’agressent encore, mais il n’est plus seul. Par son honnêteté et son travail, il a pu intégrer le groupe et les uns serrés aux autres ils se serrent les coudes, l’un protégeant partiellement l’autre.

L’eau coule, le vent a moins d’emprise, le soleil moins d’effets, car il a maintenant une partie de lui-même qui sera toujours au sec, au calme et à l’ombre. Cette partie protégée n’est pas bien grande mais elle lui permet de souffler et de comprendre que si l’on persévère, le calme apparaît. Bien entendu, certains se décrocheront et tomberont, car ils n’auront pu résister à la tentation de se distinguer, la sincérité de leurs démarches n’étant pas avérée, ils ne souhaiteront pas tomber le masque et fragilisés par leurs passions, ils se consumeront et au premier coup de vent, céderont. Leur absence créera momentanément une fuite en toiture mais très vite elle sera réparée avant qu’il ne pleuve à nouveau, car l’ouvrage ne saurait souffrir du comportement d’une insignifiante ardoise. À l’accomplissement de sa mission, le maître d’œuvre n’admet aucune entrave et de ce fait, il demandera aux autres ardoises de se découvrir un peu, de perdre en confort pour le bien de tous, de façon qu’entre toutes elles puissent combler le manque jusqu’à ce qu’une nouvelle ardoise soit taillée et que chacun puisse ainsi reprendre sa place.

Pour le plus tenace d’entre eux, le temps passera et d’ardoise il deviendra gargouille. Il aura les traits tirés, la face hideuse. À ce stade aussi, certains abandonneront. Ils ne supporteront pas que l’on dévoile un autre aspect d’eux-mêmes. Face de dragons pour certains crachant le feu en consumant les autres, face de diablotins calculateurs excessifs pour d’autres. Mais la plupart baisseront la tête et deviendront plus tolérants, plus disponibles, plus fraternels. Ils canaliseront leurs faiblesses, leurs passions et leurs mauvaises pensées, comme la gargouille qui canalise l’eau.

Le temps a passé, il se connaît mieux, il a vaincu ses préjugés, il est plus calme, il tempère ses propos. Maintenant, l’eau est devenue son amie, elle le rafraîchit, il la canalise. D’une gargouille, certains deviendront clés de voûte, colonnes, encadrements, ayant ainsi à supporter toutes les tensions. Ils ne devront pas faillir, car d’eux dépendra la solidité de l’ouvrage. Ils devront répartir équitablement les efforts pour que l’harmonie règne et que les tensions s’estompent.

À ce stade, on noircit encore un peu, on est plus forts, plus durs, plus fiables. Néanmoins, notre orgueil nous pousse à avoir un peu d’amertume, car on espère des autres davantage de considération pour le travail que l’on accomplit, on se satisferait bien de quelques bravos. Là encore, un autre s’effondre. N’ayant pas accordé l’importance nécessaire à son apprentissage et au temps passé, il a chanté et dansé tout l’été et se retrouve aujourd’hui fort dépourvu l’hiver venu. Il a réussi à attendrir le contremaître inexpérimenté qui s’est laissé prendre par son apparence tel le corbeau tenant en son bec un fromage et aujourd’hui il doit assumer sa forfaiture. Il a présumé de ses forces et se sent maintenant écrasé de tous côtés et c’est bien son orgueil qui l’a fait progresser davantage qu’il n’aurait dû, et aujourd’hui il entraîne avec lui dans sa chute tous ceux qui contre lui s’étaient appuyés, révélant ainsi son inconsistance.

À quoi cela sert-il de se presser, la soupe n’est-elle pas meilleure quand elle est chaude ? Une travée s’est effondrée, ce n’est pas grave elle sera reconstruite à l’identique, forte de son expérience. Ayant atteint aujourd’hui la dureté nécessaire, celle-là même dont elle pensait pouvoir se passer, la clé de voûte devient fronton et crie à tous les hommes qui veulent bien l’entendre, Liberté, Égalité, Fraternité. Placée juste au-dessus de la porte elle rappelle que tous sont placés sur l’égalité du niveau le plus parfait.

Mais même après ces longs et pénibles efforts, une autre partie du masque tombe. Vers lui, les yeux de tous sont dirigés, il est scandé, ovationné. Vive la République. L’ivresse lui monte à la tête, il s’y croit, il réclame les honneurs. Il ne vit plus que, pour et par le regard des autres, il en oublie même son objectif premier, la fraternité et l’amour universels. Il s’est laissé prendre au piège de l’ego. Il croyait l’avoir maîtrisé, mais c’est lui qui le tient. Il croyait avoir réussi dans le creuset la transmutation du matériau, mais en fait sa pierre est plus tendre que jamais, le travail n’a été fait qu’en surface. Il croyait se connaître, avoir atteint la compassion, l’affection, la sagesse, mais c’est sa cupidité et sa vanité qui lui sont dévoilées.

Il se rappelle aujourd’hui seulement qu’il est son propre ennemi et qu’en fait, c’est son ego qui se reflétait sur le miroir. Certains resteront à jamais prisonniers par ce mirage comme Narcisse au bord de la rivière. Mais pour le plus sincère et pour le plus déterminé, il sera temps de devenir bas-relief. Sur lui les regards et les honneurs sont moins appuyés, la valeur de son exemple et son humilité l’on fait grandement avancer. Il a su éviter tous les pièges et surmonter tous les obstacles qui se sont dressés sur le chemin de la connaissance de soi et pour anéantir définitivement ce qui lui reste d’orgueil et de vanité, il devient pierre de soubassement, et même si sur lui les chiens lèvent la patte, il est désormais plus près des étoiles qu’il n’aurait pu l’espérer.

Mes frères, on entre en maçonnerie avec le regard tourné vers le ciel et au bout d’un long chemin, on se rend compte qu’il nous faut au contraire baisser les yeux, car une des pierres les plus importantes, c’est la pierre de fondation. C’est la plus dure, la plus noire mais la plus belle aussi, car invisible aux regards et insensible aux honneurs du monde, elle porte avec humilité sur ses épaules tout l’édifice. Avec un égal amour, elle prodigue ses attentions et son affection aux colombes, aux ardoises, aux gargouilles, aux clés de voûte, mais aussi, aux colonnes, aux encadrements, aux frontons, aux bas-reliefs et aux soubassements. Elle connaît leurs valeurs et pardonne leurs faiblesses.

Chacun de nous est un temple à lui tout seul et possède déjà cette pierre de fondation qui brille ancrée au plus profond de lui-même, car elle crée sa propre lumière, je crois même qu’elle n’est que lumière. Mais quelle est donc cette lumière ? Le profane a commencé sa démarche en terre dans le cabinet de réflexion, ayant pour seule lumière la lueur d’une bougie, inquiet en rédigeant son testament, il a pu lire le mot V.I.T.R.I.O.L. L’initié est devenu fondation, il finit lui aussi en terre la première étape de son voyage et il est heureux, car pour lui c’est mieux que d’avoir touché un héritage, il vient de découvrir un trésor au plus profond de lui-même et cette lueur brille de mille feux.

Mes frères, si nos costumes sont noirs et que nos gants sont blancs, c’est aussi pour nous rappeler les longs et pénibles efforts que l’on doit faire pour abandonner notre statut de colombe pour celui de fondation, afin que soit élevé sur celui-ci un nouveau temple fait de lumière, mais cela fera l’objet d’une autre dissertation.

J’ai dit.
François LINDO-DIEZ
Janvier 6008